Dix-huit mois après l’arrêt du service UberPop, les dirigeants de la société Heetch comparaissaient à leur tour devant le Tribunal correctionnel de Paris, entre autres pour complicité d’exercice illégal de la profession de taxi.
Les jeudi 8 et vendredi 9 décembre, Mathieu Jacob et Teddy Pellerin ont comparu devant le tribunal correctionnel de Paris pour complicité d’exercice illégal de la profession de taxi, pratique commerciale trompeuse et organisation illégale d’un système de mise en relation de clients avec des chauffeurs non professionnels (le géant américain Uber, du fait de son application UberPop, avait été condamné l’été dernier pour des chefs de prévention identiques).
Près de 1 500 personnes se sont constitué parties civiles, dont des taxis et VTC, et l’Union Nationale des Taxis et son antenne du nord, l’UNT 59.
Quelque 2 millions d’euros de chiffre d’affaires
À l’audience, la défense a d’abord tenté de faire annuler les poursuites en invoquant des irrégularités de procédure. En vain. Les deux prévenus ont été appelés à la barre, où ils ont expliqué l’origine de Heetch, une application nocturne tournant de 20 h à 6 h, fondée en 2013 : aider les jeunes à se déplacer de manière sûre la nuit. On apprend que la start-up compte aujourd’hui 30 000 conducteurs occasionnels, un chiffre d’affaires 2015 de quelque 2 millions d’euros et 51 emplois.
Comme « UberPop », du covoiturage qui rapporte gros !
Les débats se sont vite concentrés sur les deux critères qui définissent le covoiturage dans le Code des transports, et qui, selon la défense, font de Heetch un service légal là où ses détracteurs ne voient qu’ »exercice illégal de la profession de taxi ».
Le premier critère : « l’utilisation en commun d’un véhicule terrestre à moteur par un conducteur et un ou plusieurs passagers, effectuée à titre non onéreux, excepté le partage des frais […]. »
Teddy Pellerin s’explique : « L’argent touché est régulé avec un seuil annuel de partage de frais ». Plafonnés à 6 000 euros de revenus par an, les conducteurs ne feraient que du partage de frais pour amortir leur véhicule. En pratique, ils gagneraient en moyenne 1 800 euros par an. L’application se bloque lorsqu’elle juge que les conducteurs l’utilisent trop.
Sauf que, comme le relèvent les avocats de l’UNT : « Le coût de la course ne sert pas à couvrir les frais car c’est bien une facture euro par kilomètre qui s’applique, alors que c’est réservé aux taxis » ; ajoutant que rien n’interdit aux utilisateurs d’ouvrir plusieurs comptes pour contourner la limite de 6 000 euros.
Autre argument des prévenus : le prix affiché par l’application est une « suggestion« , basée sur la longueur du trajet. Les utilisateurs peuvent, s’ils le veulent, ne rien payer. Ou payer, et laisser un pourboire.
Contre-attaque de Maître Soussen, avocat de l’UNT : « les passagers sont notés, ce qui permet d’écarter les mauvais ou les petits payeurs ».
En effet, Heetch a mis en place un système de notation des clients : 1 étoile – 0 % pour un mauvais payeur, 2 étoiles – 50 % pour un payeur médiocre, 3 étoiles – 100 % pour un bon payeur, l’application précisant Au conducteur de voir qui il souhaite véhiculer. Me Soussen de conclure : « Heetch n’étant pas une organisation caritative mais bien une société commerciale, ils ont tout intérêt à voir leurs « chauffeurs » rémunérés ».
Par ailleurs, les avocats de l’UNT ont mis en exergue le fait que dans ses conditions générales d’utilisation, Heetch invite les utilisateurs « drivers » à accomplir les « formalités notamment administratives, fiscales et/ou sociales et tous les paiements de cotisations, taxes ou impôts de toutes natures qui lui incombent… ». Or, seules les activités professionnelles sont soumises à cotisations sociales !
Enfin, Me Soussen a rappelé que Heetch n’a pas manqué de faire paraître des offres, notamment sur le site « L’Étudiant », pour proposer « des emplois rémunérés 15 euros de l’heure ».
Et, en réponse à l’argument de Monsieur Pellerin précisant qu’il s’agissait d’une erreur (ne pouvant pas mettre d’annonces « à 0 euro ») et qu’ils avaient contacté toutes les personnes qui avaient répondu à l’annonce pour le leur indiquer, Me Soussen de souligner qu’ils avaient « laissé l’annonce sur le site malgré l’injonction de la DGCCRF de la retirer ».
Un « Blablacar des courtes distances » ?
Le deuxième critère définissant le covoiturage est le fait que le conducteur effectue le trajet « pour son propre compte ». Sur Heetch, le conducteur n’a que trente secondes pour accepter ou refuser une demande. Les avocats se sont étonné qu’un chauffeur réalisant 10-12 courses dans la soirée fasse du covoiturage. Réponse de Teddy Pellerin :
« Il y a un point de départ et un point d’arrivée comme chez Blablacar (leader mondial du covoiturage, dont la légalité n’est pas contestée). Le conducteur et le passager se mettent d’accord pour aller dans la même direction. Dans 80 % des cas, le conducteur refuse la demande. »
Preuves visuelles à l’appui, Me Soussen a démontré au Tribunal qu’Heetch proposait bien un système de « maraude électronique« , permettant aux utilisateurs « clients » de visualiser le « driver » le plus proche pour « commander une course » :
Reprenant l’argumentation des dirigeants de Heetch selon laquelle il s’agirait du même service que Blablacar, mais pour du covoiturage de courte distance, Me Soussen a relevé que pour un trajet d’environ 9,8 km, l’application « suggérait » 18 euros… pour un soi-disant partage de frais !
« Nous sommes bien loin des tarifs Blablacar… Cela reviendrait à effectuer un Paris-Lyon avec Blablacar, non pas à 35 euros comme le propose cette plateforme, mais à près de 900 euros ! Dans la logique de Heetch, un Paris-Lyon coûte donc à un automobiliste 1 800 euros d’essence, d’usure et de frais d’assurance ! » a précisé Me Soussen.
L’ombre des lobbyistes
Lors du procès, les prévenus ont fait appeler à la barre différents témoins notamment Pierre Serne, ancien président du syndicat des transports d’Île-de-France et membre du Conseil Régional d’Ile-de-France, et Frédéric Lefebvre, député des Français de l’étranger et ancien secrétaire d’État en charge de l’artisanat de 2010 à 2012.
Au tour de Me Levy, avocat de l’UNT, de prendre la parole pour souligner la méthode employée par Heetch pour assurer sa défense : si Uber a assuré une défense « à l’américaine« , avec toute sa bardée d’avocats, les dirigeants de Heetch ont préféré le « lobby institutionnel » en faisant appel au cabinet spécialisé en la matière « dont les représentants, présents dans la salle, sont venus assurer le service après-vente », a souligné Me Levy en pointant du doigt ces derniers.
Et de relever que ce cabinet a fait appel à des « témoins de moralité » pour le moins surprenants en la personne de M. Frédéric Lefebvre, venu en sa qualité de Parlementaire et ancien ministre, « mais qui aurait pu avoir l’honnêteté de préciser au tribunal son vrai métier, à savoir avocat-lobbyiste », et M. Pierre Serne, élu Europe Écologie, membre du Conseil Régional d’Île-de-France et vice-président du STIF, « qui a reconnu devant la barre son échec à proposer aux jeunes une offre de déplacement de nuit, mais surtout a omis de préciser qu’il était membre avec M. Frédéric Lefebvre des mêmes commissions au sein du Conseil Régional d’Île-de-France ».
Maître Levy a enfin tenu à rappeler au Tribunal que les prévenus n’avaient apporté aucune argumentation ni aucune preuve permettant de prouver la « légalité » de leur activité et que, bien au contraire, formatés par le cabinet de lobby, nous avions pu entendre tel un disque rayé les mêmes commentaires : « Heetch est comme Blablacar », « Heetch est d’intérêt public », « Heetch est du covoiturage »… Ne répondant ni aux questions de la Procureur, ni à celles du Tribunal, et encore moins à celles des parties civiles.
Heetch KO
Après l’intervention des avocats des autres parties civiles, c’est au tour du Parquet d’asséner la charge : « Le fait qu’une législation vous déplaise ne constitue pas un vide juridique ».
Pour elle, Heetch n’entre pas dans la définition légale du covoiturage et ne peut se dispenser des contraintes réglementaires sur le transport rémunéré de particuliers. Elle a reproché également aux dirigeants leur « décontraction » face aux nombreuses gardes à vue subies par des chauffeurs de Heetch, allant même jusqu’à faire des selfies devant le Palais de justice après leur garde à vue.
La Procureur a requis 300 000 euros d’amende contre la société et une interdiction de diriger toute entreprise pendant deux ans contre ses deux fondateurs Teddy Pellerin et Mathieu Jacob. « L’économie du partage a de beaux jours devant elles, ce genre de dirigeants ne doit pas la porter », a précisé le Procureur à l’adresse des deux jeunes entrepreneurs, contre qui elle a aussi requis 10 000 euros d’amende chacun.
Délibéré reporté du fait des nombreuses parties civiles
Malheureusement, il faudra attendre le 2 mars 2017 pour avoir une décision ; en effet, la Présidente du Tribunal a rappelé qu’en l’état des près de 1 500 constitutions de parties civiles, le Tribunal devait reprendre l’ensemble des pièces déposées pour pouvoir statuer sur chacune des demandes !